La question du sujet est devenue la question cruciale de notre époque. Pour nous en rendre compte, il nous faut réfléchir d’emblée à son élimination qui revêt trois formes : sa destruction radicale dont le XXème siècle, siècle des génocides, porte la marque indélébile ; sa domination et sa discrimination dans les rapports coloniaux ; sa normalisation, sa neutralisation voire sa réification dans les sociétés contemporaines les plus modernes et d’apparence les plus démocratiques.
L’anthropologie se doit de considérer de manière non pas réactive mais réflexive les opérations de simplification du sujet, qui s’accompagnent le plus souvent d’une falsification du langage : sa réduction à l’individu qui, en tant que monade séparée se créditant d’autosuffisance, est une construction culturelle qui n’a rien d’universelle ; à la culture (ou plus précisément à la monoculture dans certaines formes de nationalisme et de communautarisme), au cerveau dans une idéologie cognitiviste procédant d’une instrumentalisation des neuro-sciences. Ce sont des opérations de réduction du multiple à l’un qui recèlent une forte charge de violence. Aussi avant de se demander comment la question du sujet peut être traitée, il convient de constater que ce dernier est aujourd'hui maltraité y compris dans une partie des sciences sociales.
Plusieurs dimensions du sujet (ou plus exactement de processus de subjectivation) doivent être distingués. Un sujet politique pris dans des rapports de pouvoir et cherchant à les transformer : c’est la notion de citoyen et de citoyenneté. Un sujet juridique, sujet de droit et du droit impliquant les notions de reconnaissance et de personne. Un sujet psychologique (moi, esprit, conscience) pouvant être groupal, sociétal, national. Un sujet grammatical ou sujet du langage engagé physiquement dans des processus d’énonciation mais qui n’a aucune universalité puisqu’un certain nombre de langues comme le japonais ne le place pas dans cette position d’antériorité et de centralité du je et peuvent très bien ne pas le désigner explicitement.
Il existe enfin un sujet logique ou sujet de la connaissance – qualifié par Michel Foucault de « sujet épistémique ». C’est le sujet de la philosophie européenne. Successivement socratique, cartésien, kantien, durkheimien puis sartrien, il se pose comme étant indépendant des notions de genre, de culture et de couleur et présuppose, dans la constitution asymétrique d’un « champ », son antériorité, son extériorité et sa supériorité par rapport à un « objet ».
C’est ce sujet premier et fondateur, visée et intentionnalité, foyer affranchi de toute détermination à partir duquel se constitue la dotation et l’assignation des significations qu’une anthropologie non hégémonique se doit de remettre en question. Ce qui est en crise aujourd'hui est à la fois le logicisme sans sujet du structuralisme et le sujet logique durkheimien non troublé d'affectivité, impassible et immuable, le sujet européencentré blanc, masculin, hétérosexuel, compact, constant, cohérent, transparent, adéquat à lui-même. Ce sujet de l'universalisme à la française n'a rien d'anthropologique car il est androcentré, géocentré et même chromatocentré. Cet universalisme par capitalisation de signes (homme – blanc – hétérosexuel – jamais malade – toujours jeune et toujours en forme – propriétaire ou copropriétaire de tous les biens et de toutes les valeurs) est une forme de communautarisme déguisé. C'est un universalisme abstrait, anhistorique et métaculturel qui a de la difficulté à prendre en considération les situations de vulnérabilité créées par la logique économiste de la globalisation.
Pour dire les choses autrement, la notion égologique du sujet individuel tel qu'il s'est construit de manière historique, philosophique, sociologique et anthropologique en Europe n'est pas transférable telle quelle dans d'autres sociétés et à d'autres époques. Elle peut même constituer un obstacle dans la connaissance (qui commence avec la reconnaissance) de ce qui se joue aujourd'hui dans toutes les sociétés : non seulement des rapports socio-économiques de classe, mais des rapports de couleur, de genre, de génération, des rapports aux situations de handicap sans oublier la manière dont on traite les animaux.
L’horizon de connaissance et d’action ne peut plus être celui de l’humanisme européen. Il ne peut plus être égologique et monologique. Il appelle la déliaison de la subjectivité (laquelle n’est pas intériorité et encore moins irrationalité mais condition de la précision) par rapport à la philosophe européenne. Le sujet n’est nullement abandonné mais requalifié en termes de processus (hétérogènes) de subjectivation. Il se trouve déplacé dans l’expérience du terrain et le travail de l’écriture ainsi que des sons et des images.
Dans le trouble et la turbulence sont aujourd'hui en train de s’inventer dans les périphéries de la culture et dans les cultures diasporiques de nouvelles formes de subjectivité pouvant être qualifiées d’hybride, de métisse, de mutante. Aussi notre vocation est-elle d’accompagner et pourquoi pas de contribuer à créer des possibilités de devenir différents de ce que nous sommes.
Dans cette perspective, qui est celle d’une anthropologie politique du sujet (et non de l’objet), ce qu’Alexandre Kojève a qualifié le « sujet de la science » conçu de manière vectorielle et unidirectionnel appelle à être problématisé car ce dernier ne peut être transparent et unifié. Il se trouve dans les sociétés contemporaines en permanence divisé, ce qui est source de toutes les multiplicités.
Les notions d’assujettissement et de désassujettissement (c'est-à-dire de resubjectivation), peuvent être alors utilisées comme des notions exploratoires afin de poser cette question : comment ceux qui ont été considérés comme objets (du savoir) peuvent (re)devenir sujet (de la connaissance), acteurs (et non seulement agents)