Restes (anthropologie des)
Le peu, l’altéré, le n’importe quoi, le rien… que contiennent tous ces restes ? Au bord de l’oubli comme de la disparition, les restes sont souvent marqués par la disqualification sociale, par le rejet ou la mise au ban de la société (Douglas 1966). C’est au passage de ces seuils que l’anthropologie tente de comprendre leur valeur. Marcel Mauss (1931) en fera une règle heuristique en invitant les ethnographes à collecter les objets déchus, tous révélateurs de la richesse d’un temps quotidien, ordinaire, en train de passer. On peut regarder une société à partir de ce qu’elle dévalorise et rejette, s’attacher davantage à «une boîte de conserve qu’à son bijou le plus somptueux » ; « en fouillant un tas d’ordures, on peut comprendre toute la vie d’une société » (8-9). L’anthropologie s’est toujours intéressée aux objets, faisant de leur collecte, de leur conservation et de leur exposition un complément à son discours. Elle s’est ainsi exposée à travers les vitrines de ses musées, véritables théâtres d’objets et de mise en scène des cultures. A la fin du XXe siècle, cet intérêt pour la culture matérielle s’est prolongé par le développement des Material Culture Studies, Museum Studies puis par l’anthropologie des sciences et des techniques. Mais l’objet comme reste, objet de l’entre-deux, incertain et instable, n’est pas devenu un thème de prédilection de la discipline. Les penseurs qui l’ont abordé se trouvent à ses marges, comme Pierre Sansot (2009) ou Giorgio Agamben (1999), voire dans l’indiscipline, comme Georges Bataille (1949). Le premier voit dans les petits restes du quotidien (reliefs d’un repas, objets de son enfance ou de vide-greniers…), autant d’inachèvements qui marquent notre finitude et qu’il convient de célébrer. Le second fait du reste une part inaliénable de la condition humaine et de la possibilité d’en témoigner –même après Auschwitz. Quant à Bataille, il fait de la destruction (glorieuse ou catastrophique) des surplus de richesses d’une société (ses restes non consommés, sa part maudite ou sacrée) la condition de son unité. L’anthropologie, elle, se tourne davantage vers l’analyse des différentes formes de requalification des restes. Elle étudie la manière dont un collectif reconduit leur existence en suivant leur trajectoire, leur carrière ou leur biographie. Comment, par différentes opérations de requalification sociale, ils retrouvent une nouvelle valeur, un nouvel avenir, une alternative à leur perte. De la poubelle au musée, ces différents arts d’accommoder les restes ont donné lieu à des recherches consacrées aux déchets (Thompson 1979 ; Rathje, Murphy 1992). Au début des années 1970, l’anthropologue William Rathje développe le Garbage Project à Tucson (Arizona) avant de l’étendre à d’autres villes américaines pendant plus de 20 ans. En s’appuyant sur la valeur biographique et archivistique des déchets, il montre que leur étude permet de comprendre les modes de vie des consommateurs. Dans cette économie du rejet quotidien, les poubelles comme les décharges sont traitées comme des « lieux de mémoire » propices à une archéologie du social. Ces recherches ont été menées en allant recueillir directement les sacs d’ordures chez les gens ou en fouillant des décharges. Leur étude (classement, inventaire) vise à comprendre l’articulation entre ce qui est rejeté et les représentations des pratiques de consommation. On trouve également des études qui portent sur les objets de seconde main (Gregson, Crewe 2003 ; Gabel et al. 2012), l’art, le patrimoine, la mémoire ou les musées (Kirshenblatt-Gimblett 1998). Ces analyses insistent sur la notion de valeur comme sur celle de temps : la valeur des restes vient de leur traversée de l’histoire. Une anthropologie des restes permet ainsi de comprendre comment une société traite de son histoire à travers les usages qu’elle réserve à ce qui résiste à la disparition. Le reste renvoie l’identité à son autre en traçant les frontières de ce qui ne relève pas ou plus d’elle. Il soumet l’identité au traitement de son altération. En dépérissant, il énonce le temps qui passe. La question de la discontinuité historique, des différents « régimes d’historicité » (Hartog 2003), peut être abordée au regard du sort réservé aux restes. Ils engagent différentes formes de retraitement ou de recyclage culturel de l’histoire. Au-delà d’une dimension écologique, l’enjeu de ces requalifications s’ouvre à un projet d’anthropologie générale. A partir de l’usage de ces restes, on cherche à comprendre ce qu’en font les communautés qui les conservent (Godelier 1997), les requalifient ou parfois les détruisent. Restes sacrés (de dieux, de choses ou d’hommes) dont les modalités d’existence et de transmission permettent de témoigner d’une culture. Témoignages d'identités, d'humanités, à travers lesquels une société vient rendre compte de son histoire, lui rendre un compte. Signant et signifiant ses peines, comme ses joies, face à la perte de son propre référent : le temps qui passe.