« Le duo des voix équivoques ». Qui parle chez Garneau ?
Il n’est plus à prouver que la génération de La Relève fut la première, au Canada français, à interroger l’identité du sujet en dehors de paramètres strictement religieux ou nationalistes. Afin de montrer comment la poésie et les textes en prose de Saint-Denys Garneau font écho à ce questionnement, la plupart des lecteurs ont souligné à juste titre l’influence exercée chez lui par le personnalisme et l’existentialisme chrétiens. Sans chercher à réfuter cette lecture, nous pouvons élargir à d’autres horizons le contexte artistique et intellectuel dans lequel Garneau élabore ses théories du sujet. À partir d’une lecture de poème (« Tous et chacun »), nous proposons ici d’établir des parallèles entre le sujet garnélien, qui tend à s’effacer au profit d’une « voix » incertaine, et les conceptions de l’instance créatrice que l’on retrouve chez des auteurs plus ou moins contemporains de Garneau. Nous constatons notamment qu’une des fonctions principales que Garneau assigne au sujet poétique (« établir un ordre intelligible entre les choses » de manière à révéler des « harmonies ») s’inscrit dans une tradition moderne à laquelle se rattachent notamment Claudel et Reverdy. Dans une perspective plus large, nous pouvons croire que Garneau, à l’instar de Valéry, a tenté d’ouvrir le sujet à l’extériorité sensible sans pour autant abolir le Je. Il appartient à la « fin de l’intériorité », selon la formule employée par Laurent Jenny, mais aussi à toute une série d’écrivains ayant privilégié la « conscience » — celle de soi et celle des autres — au détriment de l’« imagination » telle qu’elle fut conçue par les surréalistes. Le sujet garnélien, cette « voix équivoque » qui se mêle au paysage, trouve ainsi son équilibre « entre deux mondes », entre intériorité et extériorité, mais aussi entre la conscience et l’effacement.