Particularités de la paranoïa sensitive
L’auteur se propose de revenir sur ce délire bien particulier qu’est le délire de relation des sensitifs (ou paranoïa sensitive), isolé par Kretschmer en 1918. Si le nom de Kretschmer est assez peu cité dans la littérature, les « caractères » sensitifs mis en avant sont pourtant encore souvent repris dans la description de tableaux cliniques de certaines formes de paranoïa, et nous montrerons ainsi que ce délire est bien d’actualité. Après avoir exposé les grandes lignes de la conception kretschmérienne et donc les particularités de la paranoïa sensitive, nous proposons une courte revue de la littérature, la façon dont ce délire fut reçue dans le champ psychanalytique, et nous proposerons enfin en guise d’ouverture un regard lacanien qui permet à certains égards de rapprocher la paranoïa sensitive de la psychose dite « ordinaire ». Cette forme singulière de paranoïa se révèle bien différente du tableau classique dressé en son temps par Kraepelin, éloigné des délires systématisés et extra-ordinaires de type Schreber. Nous aurions affaire ici à des sujets décrits - avant le déclenchement du délire - comme des sujets sensibles, introvertis, timides, hyperémotifs, intériorisant les affects, réfrénant leurs pulsions, s’auto-dévalorisant, susceptibles, mal assurés dans leur relation à la sexualité, etc. Un événement, une « expérience vécue » (Erlebnis), souvent une remarque, un reproche, un regard, va déclencher le délire, comme la goutte d’eau faisant déborder le vase. Pas d’hallucination, pas de grand délire, mais un délire essentiellement de « relation », avec sentiment de persécution, sentiment surtout d’échec, d’insuffisance et d’humiliation, impression de malveillance de l’entourage, interprétations délirantes de menus faits du quotidien, ressentiment, insécurité, auto-dévalorisation. L’ensemble du tableau se situerait donc sur le plan relationnel. On peut dire de la conception de Kretschmer qu’elle rompt avec les conceptions déficitaires; en ce sens on peut la qualifier de psychodynamique. Nous verrons combien les descriptions fines qui ont été faites de ce tableau clinique sont dans le fond assez fréquemment rencontrées en pratique et qu’elles nous poussent à repenser le cadre de la paranoïa.