Au sein de nos sociétés contemporaines, le duo conceptuel de visibilité et d’invisibilité s’inscrit dans le lexique quotidien autant des individus, des organismes à but non lucratif que des organisations publiques et privées pour qui être visibles dans l’espace public et médiatique témoigneraient d’une acceptation sociale pour laquelle tout.e.s luttent (Aubert et Haroche 2011 ; Voirol 2005a ; Voirol 2005b). Peu théorisés, c’est comme si ces concepts « allaient de soi ». Or, comme le précisent Olivier Voirol (2005a, 2005b) et Andrea Brighenti (2010, 2007), la visibilité est une catégorie sociale qui permet de mieux comprendre les codes régissant les normes sociales et l’invisibilité sociale provoque, tel que le proposent Guillaume le Blanc (2009) et Axel Honneth (2005), une déshumanisation, voire un mépris social des personnes effacées par les regards de certains qui s’octroient, ou à qui on octroie, ce pouvoir de relégation sociale. Par ailleurs, la visibilité – et l’invisibilité – sont des résultats qui découlent de la visibilisation – de l’invisibilisation – qui constituent à leur tour des phénomènes également peu théorisés, mais pourtant féconds par leur opérationnalité et potentiellement générateurs de reconnaissance (Truchon 2016).
La visibilité n’est pas synonyme de visualité ou de visible et ne peut être utilisée comme un concept descriptif qui tente uniquement d’expliquer ce qui serait perçu comme des pratiques défaillantes de différentes personnes ou divers groupes sociaux (Voirol 2009). D’emblée, la visibilité articule plutôt les relations de perception (aspect esthétique) et de pouvoir (aspect politique) (Brighenti 2007), relations qui forment des phénomènes ambigus car la production et la compréhension de la visibilité dépendent de contextes sociaux, techniques et politiques complexes parmi lesquels elle opère (Brighenti 2010). La visibilité, contrairement à une vision simpliste de celle-ci, n’est donc pas que composée d’éléments visibles : elle est également constituée par un amalgame subtil de relations qui mobilisent l’information, l’imagination et les intuitions des personnes et groupes présents pour lui donner chair autant dans un espace physique que psychique (Mirzoeff 2011). Ainsi, la visibilité est intrinsèquement une catégorie sociale car elle permet de mieux appréhender le social comme un phénomène autant matériel qu’immatériel (Brighenti 2010), catégorie sociale qui amène un défi théorique précisément parce que la visibilité (et l’invisibilité) sont utilisées comme des termes génériques pour rendre compte d’une multitude de situations (Voirol 2009). Cependant, quand la visibilité est théorisée, une des manières les plus courantes est de se saisir de celle-ci comme d’une exigence, voire d’une injonction, qui constituerait une nouvelle forme de pouvoir disciplinaire caractérisant la modernité. Si le modèle panoptique impliquant le regard du surveillant de prison qu’a popularisé Michel Foucault avec son ouvrage-phare Surveiller et punir (1975) est souvent évoqué pour marquer ce contrôle, le regard panoptique ne proviendrait plus que des personnes en pouvoir : il proviendrait également des personnes qui se soumettraient elles-mêmes à cette injonction de la visibilité, faisant de ces dernières des parties prenantes actives dans la construction de leur propose prison panoptique en permettant à cet impératif du voir/être vu de régir leur quotidien (Birman 2011).
L’invisibilité sociale est un processus qui empêche de participer pleinement à la vie publique. Elle s’appuie sur une impression d’être relégué socialement et elle découle d’un sentiment d’inutilité et de la honte de se sentir ainsi (le Blanc 2009). Ultimement, la source de l’invisibilité sociale comme figure de désoeuvrement est l’exclusion, « car être exclus, c’est cesser de participer, ne plus avoir part à la multitude » (le Blanc 2009 : 186). Guillaume le Blanc décrit trois types de régimes d’invisibilité : 1) l’invisibilité de la mort par l’effacement définitif d’une vie souvent causée par des génocides ou meurtres ; 2) l’invisibilité par l’appropriation et la réification ou l’instrumentalisation en maintenant sciemment dans l’ombre des populations qui devraient être visibles afin d’exprimer leur désaccord avec le traitement qu’il leur est réservé ; et 3) l’invisibilité qui est un défaut de perception au sein duquel des personnes n’existent pas car jugés indignes d’être inclues dans le cadre de la perception. Chacun de ces trois régimes d’invisibilité possède ses logiques internes, mais celles-ci ne sont pas forcément inséparables l’une de l’autre (le Blanc 2009). S’inscrivant dans cette logique, Axel Honneth (2005) résume l’invisibilité par une propension à regarder « à travers » une personne, donc sans la voir, sans la reconnaître. Honneth distingue la connaissance (une identification cognitive) de la reconnaissance (une perception évaluative d’une personne, c’est à dire la représentation que l’on se fait de la valeur de cette personne). L’absence de gestes de reconnaissance suite à l’acte de connaissance résulte en une forme de mépris moral envers les personnes qui sont effacées du cadre perceptuel et relationnel. Bref, l’invisibilité se produit quand il y a absence de gestes qui « renvoient à un ensemble d’attentes normatives, dont dépend l’existence sociale des personnes dans des situations d’interaction. [Et] [c]ette absence signifie un déni de reconnaissance ou un mépris puisqu’elle nie aux sujets concernés toute affirmation de leurs qualités positives » (Voirol 2009 : 125). Plus précisément, « [ê]tre, c’est être perçu. Je ne suis rien si l’autre ne me perçoit pas. C’est l’autre qui, en me percevant, en me reconnaissant, me confère une existence » (Aubert et Haroche 2011 : 335).
Au final, la visibilisation/l’invisibilisation sont des processus qui génèrent des résultats, la visibilité/l’invisibilité (Truchon 2016). Pour être efficace, la visibilité a donc besoin d’être elle-même visibilisée en imbriquant des aspects relationnels (entre individus, groupes et États), des aspects stratégiques (actions mises en place) et des aspects procéduraux (manières de concrétiser des actions tels que décidés par des individus, des groupes ou des États). La visibilité devient de ce fait même une catégorie « opérationnalisable » car la pratique de la visibilité est de facto un processus de visibilisation : la visibilité est le résultat de la visibilisation (Truchon 2014).